Il suivait son idée, c'était une idée fixe et il s'étonnait de ne pas avancer.
Jacques Prévert

Allo, ben allo quoi ! T'es une fille ?
T'as pas de shampoing ?
Nabilla

"Les filles bien vont au paradis
Les mauvaises filles vont où elles veulent"
Anne Haunime






lundi 13 juillet 2009

1 Jean Léger d'Argent - P.-J Helias

Jean était chemineau. Ce n'est pas là un métier pour amasser du bien. Son père, avant lui, avait fondé cette maison de commerce, une maison qui ne contenait pas d'autre marchandise à vendre que le bruit de la langue bien pendue, des songes creux et, quelquefois, des tours boiteux qui faisaient gagner une nuit ou une huitaine à l'Hôtellerie du Cachot.Or, avec le tiers de l'esprit que dépensait Jean pour soutirer son pain quotidien, il serait devenu riche comme la mer s'il était resté assis derrière un comptoir
dans une bourgade.
Mais le pauvre diable ne pouvait pas tenir sans aller plus loin. Il avait toujours un pied levé et une narine ouverte pour flairer devant lui. Sans doute quelque courant d'air vagabond avait trouvé le moyen de se glisser dans sa tête par quelque ouverture et, depuis, il se débattait sous le crâne aussi vivement qu'un poisson dans la nasse sans savoir par où sortir. Le vent de sa tête emportant Jean à travers la Basse-Bregtagne, de l'Ouest à l'est et du midi au nord, virant et dérivant sans dire pourquoi. Il n'y a rien de plus bête qu'un courant d'air qui fait le tour de son propre domaine sinon un chat qui court après sa queue. En peu de mots, vivant à la volée, Jean n'était pas gêné par le poids de sa bourse. Et c'est pourquoi on l'avait nommé Jean Léger d'Argent.
Mais la plus dure destinée était celle de sa femme. Le chemineau, qui filait trop vite pour ramasser des écus sur la grand'route avait cueilli, par inadvertance, un petit bout de femme rencontré à quelque carrefour, une génisse folle qui avait cassé sa corde. Depuis des années, elle marchait dans l'ombre de son mari, maigre et déguenillée, sas liard et sans anneau. Mais elle avait gardé ferme, dans un sac de toile, ses habits de noce et le manteau de deuil de sa mère.
Un soir, les deux époux se traînaient sur une route, dans un assez pitoyable état. Jean Léger d'Argent était devenu aussi léger que son nom, je vous le dit, et le visage de sa femme était mangé par ses yeux, aussi noirs que la faim sauvage qui vivait en elle. Depuis trois jours, ils n'avaient ouvert la bouche que pour boire de l'eau courante et pour mâcher des baies vertes. Pas un sou, les portes fermées devant eux, les chiens leur aboyant aux hardes, la somme totale de la misère. Jean s'arrêta pour se reposer sur une borne, sa femme appuyée contre son dos, et c'est là qu'il trouva la lumière. Elle ne vient pas de la pierre. Du sac de toile, je ne dis pas.
Deux heures plus tard, la porte de l'Hôtellerie du Pilier Rouge, à Brest, s'ouvrit devant deux jeunes gens. Une femme mince aux grands yeux noirs, revêtue de ses habits de noce à la mode et un garçon nu-tête, enveloppé d'un manteau noir aux fermoirs d'argent, apparemment un bourgeois ou plutôt un officier. Leurs chaussures n'étaient que poussière. "Hé bien, g, dit le monsieur, d'un air revêche, c'est une chiennerie de chemins que vous avez par ici. J'ai cassé la roue de ma voiture dans les ornières et je n'ai pas trouvé de charron depuis. Si bien qu'il m'a fallu marcher près de trois lieues avec ma femme nouvelle mariée pour venir jusqu'à votre maison. Car demain je dois être à bord de mon navire, à l'aube. Vite ! amenez sur la table vos meilleurs plats et préparez-nous votre plus belle chambre !"
L'aubergiste hurla aux servantes, courut à la cuisine, dégringola dans la cave. Et voilà la nappe sur la table, la viande rôtie qui fume, le vieux vin de bordeaux glougloutant dans les verres. Les deux jeunes gens avalèrent la nourriture en eux si abondamment qu'on aurait pu les croire vidés jusqu'aux talons, ratissèrent le pain à mesure qu'il arrivait sur la table au point qu'il n'en restait pas une miette, vidèrent leurs verres aussi souvent que s'ils eussent été des dés de lutins. Quand il ne demeura que la nappe sous leurs mains, ils lâchèrent un soupir et montèrent à leur chambre. La jeune dame fredonnait une chanson d'amour, le monsieur déchantait à coups de rots et de hoquets.
Mais le lendemain, à l'aube, ce fut un autre bruit. On entendit le monsieur faire un vacarme terrible avec les meubles et appeler l'aubergiste à grands cris.
Celui-ci monta quatre à quatre pour trouver un homme rouge de fureur et aussi nu que la grenouille : Aubergiste pourri ! je suis tombé ici dans un repaire de voleurs. Regardez ! Pendant que je dormais, on m'a dérobé ma chemise, mon pourpoint, mes braies, mes chaussures et, pis encore, ma bourse avec dix écus d'or. Encore heureux qu'ils aient laissé mon manteau derrière eux. Il me suffira pour aller jusqu'à la maison de mon oncle l'amiral et porter plainte. Ceci vous coûtera cher, gibier de potence !" Navré à mort, le pauvre aubergiste fouilla sa demeure de fond en comble avec tous ses gens. On ne trouva rien. Et il n'y avait rien d'autre à faire que d'amener des vêtements neufs au jeune monsieur et de lui rendre ses dix écus d'or. Jean Léger d'Argent fit la paix par bienveillance et passa la porte, la tête haute, sa femme dans son ombre.

Quelque temps après, l'aubergiste s'en fut retourner un carré de terre au fond de son verger pour y semer des carottes rouges. Et sa bêche découvrit un paquet de guenilles, une chemise en loques, un pourpoint en haillons, des braies usées jusqu'à la corde. L'amiral n'avait pas de neveu.

1 commentaire:

  1. Pierre-Jakez Helias, c'est toute mon enfance qui remonte, le cheval d'orgueil!!! Tu me donnes envie de le relire. C'est dommage d'oublier tellement d'auteur !

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Cormac Mc Carthy - La route